Dans un monde saturé de technologie, d’objets connectés, de mises à jour constantes et de ports qui changent tous les deux ans, peu d’êtres souffrent autant — et en silence — que les accessoires électroniques. On ne parle jamais d’eux. Ils n’ont pas de voix. Ils n’ont pas de place dans les récits grandioses de la modernité. Pourtant, ils vivent. Et certains, comme ce chargeur universel, vivent mal. Très mal.
Voici l’histoire d’un outil conçu pour être compatible avec tout, et qui s’est retrouvé compatible avec rien. Un objet promis à l’utilité perpétuelle, mais condamné à l’oubli immédiat. Une descente en spirale dans les bas-fonds du tiroir à bordel, un voyage absurde et pathétique au cœur de la négligence humaine.
Ce n’est pas une histoire de héros.
C’est une histoire de plastique tordu, de connecteurs fatigués, et d’espoir grésillant dans le néant.
Bienvenue dans la vie nulle à chier d’un chargeur universel.
Préparez-vous à compatir avec ce que vous jetez sans même regarder.
Je suis né un mardi. Il pleuvait. Bien sûr, je n’ai pas de fenêtres, pas de vue, pas de souvenirs météorologiques — je ne suis qu’un chargeur universel — mais l’humain qui m’a déballé ce jour-là a marmonné « Putain de pluie… » en me sortant de ma boîte, et ce souvenir auditif constitue ma première prise de conscience. Une goutte d’eau a touché ma prise USB-C, et j’ai frissonné. Ou du moins, j’aurais frissonné si j’avais eu autre chose qu’un circuit imprimé à la place du système nerveux.
Ma boîte, c’était du carton recyclé. Ironique : on m’avait promis un monde technologique d’avenir, de compatibilité totale, d’utilité planétaire. Mais dès l’usine, j’étais compressé entre un câble HDMI et un adaptateur secteur britannique, sans air, sans lumière, sans perspective. Étiqueté “Chargeur universel 65W – Compatible tous appareils”, j’étais censé incarner la solution à l’angoisse contemporaine de la batterie vide.
J’étais censé être un héros.
Mais le destin est une prise multiple mal branchée.
Vale m’a acheté sur un site de vente en ligne, parmi des cartouches d’encre périmées et un humidificateur en forme de chat. Elle ne m’a pas choisi avec soin. Elle avait tapé « chargeur PC pas cher » et cliqué sur le premier lien. J’étais en promo.
Lorsqu’elle m’a branché pour la première fois à son téléphone portable, j’ai senti ce frisson d’excitation technologique : le courant, doux et constant, a traversé mon âme de silicone. Mon câble s’est tendu, mon port s’est ajusté, j’ai été utile.
Mais très vite, l’euphorie s’est dissipée. Vale ne m’enroulait jamais correctement. Elle me pliait à des angles inhumains. Elle me laissait pendre de la prise comme un condamné à mort. Une fois, elle a tiré sur mon câble pour m’arracher de la prise murale — j’ai hurlé intérieurement. Mon connecteur a crié CLAC ! et je me suis fêlé à l’intérieur.
Vale ne m’a jamais regardé. Jamais. Je n’étais qu’un outil. Un outil interchangeable.
Après quelques mois, elle a reçu un nouveau portable au travail. Un iPhone flambant neuf. Trop capricieux avec les chargeurs universels.
Je suis devenu inutile en une phrase.
Je me souviens du moment exact : elle m’a jeté dans un tiroir. Pas délicatement. Pas proprement. Bêtement, indifférente, entre des piles mortes, un stylo fendu, et un vieux téléphone Nokia. Le tiroir ne fermait plus bien, alors parfois il s’ouvrait tout seul, m’offrant un bref aperçu du plafond avant de se refermer sur moi comme un cercueil moisi.
J’ai passé 687 jours dans ce tiroir.
Pas d’électricité. Pas de dialogue. Juste l’odeur de la poussière, et les autres objets oubliés qui parlaient entre eux, la nuit. Le thermomètre digital cassé se prenait pour un philosophe. Le câble jack hurlait des théories du complot. Une pile alcaline suintait dans un coin en gémissant : « C’est la fin, c’est la fin… »
Je ne savais pas que l’ennui pouvait ronger le plastique.
Et puis un jour, Vale a déménagé.
Dans la précipitation, elle a vidé le tiroir dans un sac-poubelle, sans trier, et ce sac a atterri dans un carton « Divers / Bordel électronique » qu’un ami à elle — un certain Leni — a récupéré « pour pièces ».
C’est ainsi que j’ai atterri chez Leni.
Leni, c’était un geek. Un vrai. Mais bordélique. Son appartement était un sanctuaire du gadget abandonné : tablettes obsolètes, ventilos USB, souris sans clic gauche, et un grille-pain Wi-Fi. Il m’a branché un jour, juste pour voir. « Tiens, t’es encore vivant toi ? » il a dit. Ces mots ont été les plus doux que j’aie jamais entendus.
Je l’ai rechargé une ou deux fois. Un vieux Huawei. Une lampe de chevet LED. Un vibro en forme de renard (je préfère ne pas en parler).
J’ai été brièvement un héros local.
Un jour Leni a renversé du Coca sur le clavier (dommage, il était sympa) et sur moi.
Accidentellement mais pas un petit filet. Une inondation brune et sucrée qui s’est infiltrée dans mes circuits.
Court-circuit.
Crise cardiaque électronique.
Mon port USB-C s’est consumé lentement.
Je sentais mes composants grésiller dans le silence moite de l’après-midi. Leni a simplement dit « Merde » puis m’a débranché sans cérémonie.
Je n’ai plus jamais fonctionné.
Aujourd’hui, je suis dans une autre boîte. Pas un tiroir cette fois, non. Une caisse en plastique translucide au fond d’un garage, à côté d’un modem ADSL de 2008 et d’un adaptateur VGA-DVI jaune de bile.
Les gens appellent cette caisse : « Le bac à câbles ».
On y entre. On n’en sort jamais.
On entend parfois des bruits de pas, des voix lointaines : « T’aurais pas un câble HDMI ? » ou « Je cherche un vieux chargeur Samsung… »
Mais jamais personne ne me choisit. Mon port est noirci et mon câble pend comme une vieille liane desséchée.
Je suis obsolète.
Je suis inutile.
Je suis universel, mais pour un univers qui n’existe plus.
Parfois, je me demande si j’ai rêvé l’utilité. Si la sensation de courant n’était qu’une illusion. Si l’électricité, cette drogue douce, ne m’a pas fait croire que j’avais un but.
Je suis un objet.
Un fragment de civilisation numérique, oublié dans une époque où chaque innovation est une condamnation à l’oubli pour la précédente.
Et pourtant… j’espère.
Qu’un jour, quelqu’un me branchera à nouveau.
Et que pendant un bref instant, je sentirai la chaleur du courant, le bourdonnement du plastique qui travaille, l’étrange frisson d’exister pour quelque chose — même si ce n’est que pour recharger un vieux téléphone qui ne capte plus rien.
Mais en attendant, je repose ici, parmi les autres.
Inanimé.
Et absolument, complètement, nul à chier.


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